Propos recueillis par Safaa Bennour.
Casablanca – La crise sanitaire et ses multiples conséquences économiques et sociales auraient mis bon nombre d’entreprises marocaines à rude épreuve. Si certaines d’entre elles se sont montrées plus résilientes, d’autres seraient au bout du gouffre. Quel est donc le dispositif juridique qui encadre le cas de ces dernières ?
Dans une interview à la MAP, la Professeur universitaire-Département de droit privé à l’Université Mohammed V à Rabat, Selma El Hassani Sbai, apporte un éclairage dans ce sens, en mettant l’accent sur le cadre légal des entreprises en difficulté notamment le livre V du code de commerce.
Elle explique, par la même occasion, la nécessité de préserver l’égalité entre les opérateurs économiques à travers le respect de ce qu’elle a qualifié de « préalables de légitimité » dans le cadre de l’application du dispositif en question.
Pour rappel, la loi n°73-17 portant réforme du livre V du Code de Commerce a été adoptée et publiée en avril 2018. Cette réforme a été d’ailleurs très attendue par les différents opérateurs économiques.
Quel état des lieux ?
Selon l’experte, un état des lieux objectif exige de pouvoir conjuguer deux réalités : la réalité légale et la réalité pratique de terrain.
Légalement, il est important de rappeler que le livre V du code de commerce constitue une véritable boîte à outil au service de la restructuration et du sauvetage des entreprises en difficulté. Les entrepreneurs confrontés à un processus de crise, peuvent y trouver toute une série de solutions législatives (dispositifs d’alerte, conciliation, sauvegarde, redressement…) qui leur permettent d’accéder à un régime juridique extrêmement protecteur, le temps qu’ils puissent retrouver de meilleurs niveaux de rentabilité. A chaque stade de la pathologie de l’entreprise correspond un protocole thérapeutique dédié, qui, appliqué à temps, peut-être d’une grande aide pour les entreprises en difficulté.
« Cependant, nous remarquons que ce potentiel thérapeutique est malheureusement confisqué et même, neutralisé, en raison de l’application pratique manifestement dysfonctionnelle du dispositif législatif », a-t-elle dit.
Il s’agit, selon l’experte, de l’absence de cellule de détection des risques au sein des tribunaux de commerce, manque de compétence financière et managériale des juges, absence d’un statut légal du syndic, carence des contrôles et du suivi des procédures engagées, utilisation tacticienne des procédures collectives par des chefs d’entreprises peu scrupuleux, non-respect des délais légaux, sanctions légales patrimoniales peu appliquées … ».
Et d’ajouter que les dysfonctionnements sont préoccupants. Ils affectent les différentes procédures organisées par le livre V.
Distorsions concurrentielles liées au droit des entreprises en difficulté ?
Dans un article scientifique paru récemment, Mme El Hassani Sbai a tenté de démontrer comment le droit des entreprises en difficulté impacte la concurrence et trouble l’égalité entre les opérateurs économiques.
« La logique est simple et correspond à un constat factuel. Comme un médecin face à un malade fragile, le législateur vient au chevet de l’entreprise en difficulté, en la protégeant de ses créanciers et de la pression de ses partenaires contractuels », a-t-elle expliqué. Il érige un véritable bouclier juridique autour de l’entreprise en crise, lui permettant d’accéder à un régime juridique préférentiel extrêmement protecteur, dans l’objectif de faciliter son rebond et sa remise sur pied.
Ces mesures, si elles peuvent apparaître comme indispensables au maintien de l’exploitation, engendrent cependant, des distorsions significatives au niveau de la dynamique concurrentielle, a estimé l’experte.
Et d’ajouter que l’entreprise en sauvegarde ou en redressement est dispensée du respect de ses obligations contractuelles, au moment où ses concurrents restent, eux, intégralement soumis à la rigueur des règles de l’économie de marché.
« Ces distorsions concurrentielles se justifient totalement et se tolèrent tant que, ce que j’ai qualifié de +préalables de légitimité+ sont respectés. J’ai identifié à cet égard, deux préalables de légitimité essentiels qu’il est important de rappeler », a-t-elle dit.
Il s’agit d’un préalable économique : les procédures de continuation doivent être réservées aux entreprises qui le méritent, c’est-à-dire celles qui ont des chances sérieuses de se remettre sur pied. Il s’agit d’entreprises qui, en dépit de leur difficulté, conservent un potentiel de reprise significatif, à un cout raisonnable. Les entreprises dont l’existence économique présente des signes sérieux de précarité doivent être liquidées dans les plus brefs délais, afin de limiter les troubles au marché.
Et un préalable de légitimité d’ordre juridique : Le droit des entreprises en difficulté ne doit pas devenir un droit sacrificiel à l’égard des créanciers de l’entreprise. La reprise de l’entreprise ne doit pas être financée exclusivement par les sacrifices infligés à ses créanciers en termes de délai et de restructuration des dettes.
Quel impact sur les acteurs économiques et le marché ?
D’après Mme El Hassani Sbai, l’impact est tout à fait considérable. « J’avance l’idée que l’application manifestement dysfonctionnelle de notre droit des entreprises en difficulté entraîne un système de double, voire de triple peine ».
Non seulement on n’arrive pas à redresser les entreprises et à restaurer la continuité de leur activité, mais on n’arrive pas, de manière tout aussi manifeste, à rembourser les créanciers et à protéger leurs droits. La proportion des créances remboursées à l’issue des procédures collectives engagées devant les tribunaux de commerce marocain est très faible.
« L’effet est désastreux et diffuse bien au-delà des seuls entreprises et créanciers concernés. Il induit des risques systémiques qu’on ressent très fortement au niveau du coût du crédit, de la frilosité des investisseurs et de la dégradation de la confiance entre les opérateurs économiques », a jugé l’experte.
Un exemple simple : la tendance quasi généralisée des banques marocaines à ne consentir de prêts aux commerçants et aux sociétés commerciales qu’à la condition que le chef d’entreprise, le dirigeant social ou l’actionnaire principal, affecte un de ses actifs à la garantie du prêt demandé.
Cette exigence constitue en réalité une stratégie d’adaptation des banques au risque lié à la cessation de paiement de leurs clients. Étant particulièrement conscientes de l’aléa considérable lié aux procédures collectives, les banques renforcent leurs exigences à travers le procédé des sûretés, a fait observer M. El Hassani Sbai.
Ces pratiques entraînent un surcoût des crédits bancaires aux entreprises ainsi qu’un accès difficile, voire impossible, pour les chefs d’entreprises ne disposant pas de sûretés personnelles pour appuyer leurs demandes de financement.
Les effets sont également importants au niveau du climat général des affaires au Maroc. Le risque majoré attaché aux procédures collectives pourrait induire une certaine méfiance entre les opérateurs, qui craignent d’être confrontés à un comportement opportuniste de leurs débiteurs.
Certains chefs d’entreprise peuvent être tentés d’utiliser la parenthèse d’exceptionnalité juridique aménagée par le législateur de manière tacticienne pour échapper à leurs créanciers, voire, pour organiser leur insolvabilité et vider l’actif de leur entreprise. Pour ce qui est des effets sur le marché et la confiance, ils sont importants et les exemples sont nombreux.
Et de conclure: « En dépit de sa centralité, nous remarquons que ce sujet reste peu investigué par les spécialistes du droit et de la concurrence. Il mérite pourtant notre attention vigilante, afin dans un premier temps, de prendre conscience des effets délétères liés à l’application dysfonctionnelle du droit marocain des entreprises en difficulté, pour engager dans un 2eme temps, une rénovation en profondeur du cadre pratique d’application des dispositifs juridiques liés aux difficultés des entreprises ».
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